Olivier Messiaen, 60 années organiste à la Sainte Trinité, décédé en 1992, a été honoré en 2017, lors des 150 ans de la paroisse.

A l’occasion des 150ans de la Trinité, installation du bas-relief d’Olivier Messiaen pour rendre hommage à son immense talent. Sculpté par Claus Velte, dans le cadre de l’ensemble RUE-EN-FACES qui présente des Portraits en bas-reliefs des personnalités des rues du Quartier Grands Moulins, Paris 13

Qui était Olivier Messiaen ?

Olivier Messiaen naît en 1908 d’un père professeur d’anglais et traducteur de Shakespeare et d’une mère poètesse, Cécile Sauvage. Après de brillantes études au Conservatoire de Paris, il est nommé en 1931 organiste titulaire du grand orgue de l’église de la Trinité, poste qu’il conservera jusqu’à sa mort en 1992. Messiaen a été l’un des inventeurs de musique les plus originaux et les plus influents du XXe siècle : ses œuvres sont aujourd’hui jouées et étudiées dans le monde entier. Ses recherches sur les chants d’oiseaux ou les liens entre sons et couleurs l’ont fait connaître d’un très vaste public. Pour autant, il est resté très attaché à son instrument parisien, et n’a cessé de transmettre par son œuvre sa méditation sur les mystères de la foi et sa recherche d’une musique inouïe à même de dire l’éblouissement de la grâce, telle un vitrail. Loïc Mallié, l’un des titulaires actuels du grand orgue de la Trinité, qui fut son élève, témoigne en évoquant plusieurs de ses œuvres les plus emblématiques :

La personnalité hors norme d’Olivier Messiaen rend bien difficile toute tentative de résumer, de décrire, de quelque manière que ce soit, l’être exceptionnel qu’il était. « Je suis né croyant, et même catholique » avait-il coutume de dire. C’est peut-être par là qu’il faut commencer. L’organiste titulaire de la Trinité, qui exerça cette fonction pendant plus de soixante ans, donnait la plus grande importance aux vérités de la foi chrétienne, tant bien sûr dans sa fonction d’organiste liturgique que dans son art de compositeur. « Les vérités de la foi, s’émerveillait-il, sont au moins aussi belles que des contes de fées, sauf que là, c’est vrai. » Cette foi d’enfant allait de pair avec une très grande culture théologique, littéraire, philosophique et artistique. Mais il ne se considérait absolument pas comme un mystique. Le mystique, expliquait-il, entre directement en relation avec Dieu, avec l’univers surnaturel. Moi, j’ai besoin du support des beautés de la Nature, des paysages, des chants d’oiseaux, de toute cette création qui nous entoure pour évoquer le mystère de Dieu. Tout, ou presque, chez Messiaen, conduit à l’amour de Dieu à travers sa création. Depuis la Nativité du Seigneur pour orgue (1935) jusqu’à son opéra Saint François d’Assise (1983), en passant par les Vingt regards sur l’Enfant Jésus pour piano (1944), les Méditations sur le mystère de la Sainte Trinité (1969), Les Couleurs de la cité céleste (1964)… La liste serait très longue, de ces oeuvres qui, à travers mille couleurs, mille combinaisons harmoniques ou rythmiques, et autant de chants d’oiseaux, d’évocations du vent, de l’eau, de la lumière… nous ramènent finalement au mystère de Dieu à travers sa création.
J’ai eu la chance unique d’être l’élève de Messiaen dans sa classe du Conservatoire de Paris. L’homme était si simple, respectueux, attachant autant que fascinant, que l’on sortait de la classe comme grandi, apaisé, touché par la grâce, à peine conscient de la chance inouïe que cela représentait: avoir assisté à une classe de ce niveau avec un tel maître.
« Vous êtes si compliqué et si simple », dit Messiaen en s’adressant à Dieu dans la troisième des Trois Petites liturgies de la Présence divine (1944). Ces mots magnifiques en disent long sur l’univers intérieur de ce musicien incomparable, de ce professeur unique en son genre, de cet homme, enfin, à nul autre pareil, dans son immense complexité comme dans sa grande simplicité.

Loïc Mallié, organiste titulaire honoraire du grand orgue de l’église de la Sainte-Trinité

Redonner vie aux improvisations de Messiaen : rencontre avec Thomas Lacôte, organiste titulaire

Rarement enregistrées, les improvisations de Messiaen constituent le pan le moins connu de l’activité créatrice du compositeur et pédagogue français, également organiste titulaire à l’église de la Trinité de 1931 à sa mort. S’appuyant sur des notes préparatoires à l’improvisation récemment déposées à la Bibliothèque nationale de France, Thomas Lacôte rend hommage le 23 avril prochain à son illustre prédécesseur aux commandes du grand orgue Cavaillé-Coll, selon une approche qui conjugue recherches, expérimentations et virtuosité musicale. Rencontre autour d’un instrument et d’une figure mythiques du patrimoine musical français.

Quelle place occupe l’improvisation dans la démarche créative de Messiaen ?

La formation d’organiste que Messiaen a reçue était essentiellement tournée vers l’improvisation, et ses fonctions à la Trinité l’ont conduit à improviser régulièrement dans le cadre des offices durant toute sa vie, mais aussi, plus rarement, en concert.
Messiaen a affirmé que plusieurs de ses œuvres d’orgue étaient directement reliées à ses improvisations : la Messe de la Pentecôte, les Méditations sur le Mystère de la Sainte Trinité par exemple. Cependant, il me semble tout à fait probable que ses œuvres les plus célèbres comme les Vingt Regards sur l’Enfant Jésus ou la Turangalîla-Symphonie aient aussi pu être marquées par cette pratique.
L’enjeu principal me semble être de comprendre comment Messiaen a pu faire dialoguer une théorie de la composition très organisée avec son rapport intime, intuitif, au clavier et à la création « dans l’instant ». Ses plus anciennes improvisations enregistrées aujourd’hui accessibles datent de la fin des années 1960 ; pour les décennies qui précèdent, nous en étions réduits à des conjectures. C’est pour cela que j’ai voulu faire avancer la recherche sur ces questions.

Pouvez-vous décrire les notes préparatoires à l’improvisation de Messiaen conservées à la BnF ? Qu’avez-vous pu en tirer en vue d’une « reconstitution » ?

Les archives personnelles d’Olivier Messiaen et de son épouse, déposées récemment à la BnF, constituent une mine immense, l’un des témoignages les plus extraordinaires sur la création artistique au siècle dernier.
Durant les toutes premières étapes d’identification et de classement auxquelles j’ai participé, je me suis arrêté sur quelques feuillets manuscrits très usagés, datables des années 1940-1950 : il s’agissait de listes de « registrations » pour des versets (c’est-à-dire de brèves improvisations entre les parties chantées) durant l’office de vêpres du dimanche après-midi, une trentaine au total.
Messiaen note très précisément les jeux (les sonorités de l’orgue) à employer, associés à un très bref pense-bête correspondant à des idées musicales : « chant suraigu », « bouger un doigt puis l’autre à chaque main », « trois cors dans le medium en louré », etc. Pour faire véritablement « parler » ce document, la seule solution est de le « remettre en acte » sur son lieu d’origine, l’orgue de la Trinité : tirer les jeux demandés par Messiaen, se laisser guider par ses trop brèves indications, et faire ainsi entendre une idée musicale enfouie que ce seul instrument permet de « décoder », avec évidemment une très bonne connaissance de ses techniques de composition à cette époque.
Il s’agit autant de recherche que de création, de reconstitution que d’invention, car les blancs laissés sont énormes, mais c’est bien l’unique manière de faire de ce document autre chose qu’un simple bout de papier…

Quelles sont les particularités du Cavaillé-Coll de l’église de la Trinité ? En quoi ont-elles influencé la technique d’écriture de la Messe de la Pentecôte, œuvre spécifiquement composée à partir des sonorités de cet instrument ?

Avant Messiaen, la manière d’associer les sonorités de l’orgue (ce qu’on appelle la registration) tient plus de la convention que de l’invention. Il renverse cet état de fait : pour lui, composer une pièce, c’est, le plus souvent, inventer une registration ou plusieurs registrations inédites. Bien sûr, cela ne peut se faire qu’au cours d’expérimentations sur l’instrument lui-même, là encore par un rapport particulier à l’improvisation que mes recherches m’ont permis d’éclairer et qui a bouleversé ma manière d’interpréter cette œuvre.
L’incroyable qualité de chaque jeu de cet orgue de la Trinité le conduit à travailler non par grandes masses mais essentiellement par « couleurs pures ». Un jeu, deux jeux seulement pour créer des mélanges et croisements inédits, parfois même une seule note ! C’est ainsi qu’il représente dans sa Messe l’horrible « bête de l’Apocalypse » : un tuyau particulier, à la sonorité terrifiante, heureusement conservé tel quel jusqu’à nous. Pas un visiteur de l’orgue de la Trinité qui ne veuille entendre ce son devenu presque mythique !

Outre l’important corpus musical, quel est l’héritage de Messiaen en termes esthétiques, de pistes de recherches ? Est-ce un modèle toujours d’actualité pour la jeune génération de compositeurs ?

Il me semble que pour les jeunes compositeurs d’aujourd’hui, Messiaen est un ancêtre déjà très lointain. Mais, paradoxalement, son très volumineux Traité en 7 tomes paru progressivement après sa mort est encore un ouvrage récent et relativement peu lu. C’est ce paradoxe que, avec mes collègues Yves Balmer et Christopher Brent Murray, nous avons cherché à repousser, en nous attelant depuis 2010 à un réexamen en profondeur de ses techniques de composition. Les fruits de cette recherche, qui paraîtront sous la forme d’un ouvrage aux Editions Symétrie en octobre 2017, me semblent aller au delà d’un travail d’histoire ou d’analyse musicale. En montrant la manière dont Messiaen collecte très concrètement des matériaux musicaux dans toutes les musiques qu’il aime pour les transformer et édifier la sienne, je crois que nous pourrons apporter (grâce à lui !) quelques éléments de réflexion à une époque tourmentée par le conflit entre héritage, système et création.

Comme Messiaen, vous êtes organiste, compositeur, improvisateur mais également professeur d’analyse au Conservatoire de Paris et musicologue. Revendiquez-vous cette complémentarité dans votre démarche musicale comme une forme d’engagement ?

Je dois surtout dire que je n’imagine pas faire autrement ! A partir de là, il m’a bien fallu réfléchir à ce qui me paraissait en fait une évidence, et constater que ça ne l’était pas pour tout le monde. Aujourd’hui, il m’importe donc de défendre ces conjonctions nécessaires, de comprendre pourquoi les fossés se sont creusés entre ces pratiques, et de bâtir des projets musicaux impossibles à classer ! Il ne s’agit pas de revenir à l’ancien « maître de musique » mais plutôt de la conviction que penser et créer à travers les catégories est une permanente nécessité pour que l’invention musicale reste vivace.

Propos recueillis par Nicolas Schotter, 11 avril 2017